A propos d’une physiologie du transfert
Argument du Colloque à la Ramée le 18 mars 2013
Jamais de l’histoire de l’humanité, le dévoilement de l’humain par la biologie n’a été aussi poussé qu’en ce XXIè siècle naissant. L’illusion biologique qui s’est saisie de nous les 20 dernières années a dissipé les restes psychanalytiques pour penser l’humain. Qui, de nos jours oserait se réclamer de Sophocle, par exemple, pour comprendre la condition humaine?
Cette modernité, qui écrase le psychique tel une fine pellicule entre le corps et la société, a un effet massif d’objectivation et de victimisation. Il est aujourd’hui impossible de penser le sujet autrement qu’en termes de paramètres biologiques ou sociologiques: si ce n’est le corps, alors ça doit être l’éducation, la famille, le contexte, la société etc. Tant les discours de la médecine que les discours de contestation sociale se retrouvent en ceci être d’improbables complices d’un même mécanisme enjoignant à la victimisation. S’en suit que ces « victimes » réclament des compensations, des droits et guettent les accusations ou les coupables possibles et qu’elles ne peuvent se penser coupables, sans que cette culpabilité soit vécue comme une revictimisation. Je propose que ceci soit aussi dû à une véritable impossibilité de penser, notamment l’impossible conceptualisation du psychique.
Or, nous avons des raisons de nous réjouir: les avancées neurobiologiques – en particulier les images du cerveau au travail – sont en train de précipiter, ce que j’oserai appeler « un troisième temps pour la psychologie ». Le premier temps, nous l’avons vécu au XVIè siècle quand une révolution d’une ampleur également fracassante a révolutionné l’idée de l’humain: les dessins anatomiques montrent pour la première fois le corps ouvert et son incroyable révélation. En effet, son mouvement pourrait bien se laisser expliquer mécaniquement par la beauté des emboîtements logiques des muscles et des nerfs qui les contrôlent. Si ce n’est plus l’âme – l’anima d’Aristote – qui agite le corps, une anthropologie nouvelle, qui redéfinit cette âme s’impose. Et ce sont quelques réformateurs qui fondent cette nouvelle anthropologia au XVIe en la découpant en science du corps, anatomia, et pour la première fois sous ce signifiant, en science de l’âme, psychologia. Le nom de ‘psychologie’ émerge donc de la nécessité de penser l’âme en réponse au menaçant dévoilement de l’humain par la biologie.
Je propose donc que la neuro-imagerie actuelle, du fait même de son extrême dévoilement, va structurellement acculer la psychologie à son heure de vérité. En poussant à bout ce que la biologie peut contribuer au saisissement de l’humain, va, cependant, également éclater au grand jour l’étendue de son impuissance. En effet, nous voyons d’ores et déjà comment les sciences neurophysiologiques en viennent progressivement à déclarer forfait en matière de santé mentale: malgré les sommes et les moyens mentaux colossaux investis dans la recherche depuis 60 ans – depuis l’avènement de psychotropes – nous allons probablement devoir renoncer au vieux rêve de Charcot ou de Bayle: il n’y a finalement pas de réels marqueurs biologiques pour les maladies mentales – ni lésion cérébrale, ni gène – et il n’y a pas non plus de réels médicaments pour la plupart d’entre elles qui ont un effet au-delà d’un effet palliatif.
Ce qui est en marche est de l’ordre du fondement par l’absurde d’un nécessaire concept du psychique à part entière. La (neuro-)physiologie n’aide pas à penser le transfert, mais elle étaye, par son insuffisance, la nécessité de penser le transfert en termes psychiques. Et c’est là que le propos se renverse: c’est en effet ce qui du transfert (ou du psychique, ou de la maladie mentale) pourra aider à penser la physiologie qui pourra donner consistance à un véritable appareil psychique avec une architecture propre. Ce renversement est porteur d’un grand espoir éthique: que le sujet puisse y trouver un fondement pour se penser auteur de ce qui lui arrive et qu’il puisse s’inviter à répondre même de ce qu’il ne contrôle pas. Il s’agit d’une possibilité de se penser coupable et de penser cet aveu de culpabilité comme salutaire, c’est-à-dire, comme ce qui peut le sauver de la trame mortifère de la répétition, au lieu de l’y précipiter.
Que faut-il donc retenir du transfert dont le corps doit rendre compte? Dans la présentation deux dimensions cliniques de toute relation transférentielle sont retenues: l’irrationnel et le transgressif. Nous nous attarderons en particulier sur le transgressif qui est compris comme le prix à payer d’une dynamique nécessaire à l’ajustement du corps extérieur au corps intérieur. C’est alors l’acte adéquat – qui s’inscrit comme l’acte jouissif – qui permet de relier les deux corps, au prix d’une insistance constitutionnelle (et transgressive) à la répétition.
Bazan, A. & Detandt, S. (2013). On the physiology of jouissance: interpreting the mesolimbic dopaminergic reward functions from a psychoanalytic perspective. Frontiers in Human Neuroscience doi: 10.3389/fnhum.2013.00709