Le livre
Nous portons dans nos voix des fantômes que nous transportons, le plus souvent à notre insu, de génération en génération et qui nous parlent de notre histoire, de notre descendance et de notre identité. La plupart du temps ces fantômes agissent sous couvert. Ils refont surface dans nos rêves, nos lapsus, nos anxiétés et dans nos symptômes. La psychopathologie, c’est la pathologie du fantôme, du signifiant indicible mais néanmoins transmis. Tel un bras fantôme ou une jambe fantôme, ce signifiant bien qu’absent est investi. Il est investi d’une pulsion ou d’une intention mais, pareil au membre fantôme, son action véritable, c’est-à-dire son articulation, est bloquée. Or, ce qui n’est pas possible pour un bras ou une jambe, le devient pour une séquence phonologique: on peut refaire le même mouvement exactement — c’est-à-dire refaire point par point une même articulation — tout en changeant radicalement la signification de cette articulation. C’est la structure intrinsèquement ambiguë du langage qui permet la survie et donc la transmission du fantôme phonémique, alors que les fantômes des membres finissent par s’éteindre. C’est elle qui donne lieu à l’inconscient et à son action par-delà l’entendement conscient qu’on peut en avoir. Ce sont ces propositions-là sur la structure linguistique de l’inconscient qui font l’objet de ce livre.”.
La critique
En 2008, Ariane Bazan obtient le prix « Clifford Yorke » de l’International Society for Neuro-psychoanalysis qui couronne le jeune chercheur qui aura le plus fait avancer le dialogue entre neurosciences et psychanalyse par ses publications de l’année courante. Le livre est également cité par Pierre-Henri Castel dans “La psychanalyse depuis 1980. Chronologie et sélection bibliographique de la psychanalyse et de ses critiques dans son contexte historique, social et culturel, en France, en Europe et dans le monde. Principaux livres, articles et événements institutionnels (1980-2008)”.
La résumé
Résumé publié: 2017, summary of the doctoral thesis by Ariane Bazan: « Thèse de doctorat Des fantômes dans la voix. Une hypothèse neuropsychanalytique sur la structure de l’inconscient. Phantoms in the voice. A neuropsychoanalytic hypothesis on the structure of the unconscious. ». In Analysis, 1, 66–67. DOI: 10.1016/j.inan.2016.12.011 Des fantômes dans la voix thèse 2017
La « neuro-psychanalyse » est un domaine récent à l’interface entre neurosciences et psychanalyse dont est retracé en introduction l’histoire et le statut épistémologique confus et controversé, puisque parmi ceux qui s’en réclament les positions épistémologiques les plus éloignées sont représentées, allant du réductionnisme à la déconnexion. Le point de vue épistémologique pris dans ce travail est la reconnaissance de deux niveaux d’organisation autonomes, le physiologique et le psychique, qui s’entrecroisent à certains points de rattachement, tel le signifiant. Méthodologiquement, ce travail est un travail théorique de spéculation s’appuyant sur et contraint par un nombre de données précises tant cliniques qu’expérimentales; la démarche menant à expliciter ce qu’un champ d’observations oblige à supposer de l’autre, et vice versa, s’inscrit dans une approche transcendantale.
Le point de départ est l’observation que dans le choix de l’élocution du sujet, en particulier quand il se raconte, certains fragments de langage ou groupes de phonèmes, reviennent fréquemment et dans des significations et contextes divers. Ces groupes de phonèmes insistants s’avèrent le plus souvent être des signifiants clés de l’organisation psychique inconsciente du sujet. Dans le cas de l’Homme aux Rats, par exemple, la préoccupation obsessionnelle avec la torture par le rat ne peut être saisie dans la logique de son histoire qu’en lisant le symptôme non sur le versant de sa signification (l’animal rongeur) mais sur le versant du signifiant, le fragment phonémique /rat/. En effet, le fil de son analyse avec Freud montre que ce fragment apparaît dans les évènements singulièrement décisifs de son histoire, tel le mariage de son père (Heiraten en Allemand) qui avait choisi pour mère du sujet une épouse argentée plutôt que l’élue de son cœur, ou telles les expériences précoces de promiscuité permises par sa nourrice, Frau Hofrat. La fréquence de ce phénomène dans la littérature psychanalytique, en particulier chez Lacan, ainsi que dans la clinique contemporaine comme illustré par des vignettes venant aussi d’une propre pratique clinique, nous obligent à considérer l’hypothèse d’un mécanisme psychique universel: la forme du langage serait capable de porter une signification, de nature affective ou pulsionnelle, en relative indépendance de sa sémantique. Cette proposition d’un statut séparable pour les facettes déclarative et affective d’un même évènement se retrouve dans le modèle du traitement émotionnel du neuroscientifique LeDoux, qui propose également que dans le courant de l’histoire s’inscrit une mémoire émotionnelle reliant certains stimuli à certaines valeurs affectives. Nous proposons dans ce sens pour l’humain l’existence d’une mémoire émotionnelle linguistique reliant des fragments de langage singuliers à des valences affectives.
Dans son étude sur l’aphasie, Freud propose de considérer la nature du « mot » de la même façon que celle de tout autre objet, c’est-à-dire que la présentation de mot est donnée tant par ses composantes motrices (c’est-à-dire, articulatoires) que par ses composantes perceptuelles (ses images sonore et visuelle). Ce sont en particulier les composantes motrices, précise-t-il, qui permettent l’accès proprement linguistique au stimulus auditif – proposition reprise indépendamment en psycholinguistique dans les théories motrices de la perception du langage et récemment en neurosciences dans la théorie des neurones miroir. De façon parallèle, Lacan, pour fonder son concept du signifiant, fait appel à la notion de phonème qui dans la linguistique saussurienne fait référence à l’intention articulatoire, c’est-à-dire, motrice. Mais pour Lacan le signifiant est en même temps une unité lexicale dont la signification est imposée par sa position relative aux signifiants voisins. C’est ce statut lexical qui permet la désambiguïsation du fragment de phonèmes au niveau de la mémoire de travail dans le cortex préfrontal gauche. Cette désambiguïsation se fait par inhibition des significations non-contextuelles mais n’aurait pas d’impact sur la valence affective associée, puisque les structures de mémoire émotionnelle se situent au niveau sous-cortical limbique. Du fait de son ambigüité le langage pourrait donc susciter une activation affective hors du contexte sémantique d’origine, incitant le sujet, si l’activation est importante, à fabriquer une explication rationnelle, donnant lieu à ce que Freud appelle les « faux nouages ».
Puisque le langage est action nous considérons les deux modes de l’action mentale selon Freud, les processus primaires et secondaires. Freud propose que seul le processus secondaire permet d’agir en différenciant intérieur et extérieur (imagination et perception) à l’aide des indices de réalité. Sur base d’arguments historiques, sémantiques et anatomiques nous proposons une équivalence entre indices de réalité et le concept sensorimoteur de copies d’efférence, qui sont des messages afférents des commandes motrices données. En plus d’indiquer l’agentivité propre de l’action dont l’organisme est sur le point de sentir les conséquences proprioceptives, ces copies d’efférence permettent d’anticiper précisément ces conséquences et de les atténuer préemptivement au niveau des cortex somatosensoriels. À l’aide de la description d’un cas d’un sujet psychotique, Hervé, nous proposons que cette fonction d’inhibition ciblée des copies d’efférence soit précisément ce qui permettrait une distinction entre un mouvement effectif et un mouvement imaginé, rejoignant ainsi la fonction des indices de réalité. Ce cas nous permet aussi de montrer comment l’intériorité psychique se construit à partir de ce qui dans le mouvement de l’organisme dans le monde n’a pu être anticipé, ni, par conséquent, inhibé: l’accroc du mouvement donnerait lieu à la désinhibition des processus primaires qui tentent de donner un contrepoids psychique à cet accroc insaisissable. L’application de cette organisation dynamique au langage signifie que de la même façon que l’action en général, le langage, tant produit que reçu, serait structurellement atténué, et ce d’autant plus qu’il serait prévisible, permettant ainsi un rapport supportable du sujet au stimulus polysémique et à haut potentiel d’activation qu’est le langage. Ce ne serait que dans la mesure où l’articulation effective s’écarte de l’articulation anticipée que le déficit d’atténuation mène à une activation sémantique. Il faut perdre l’évidence de ses mouvements de saisie du stimulus pour se l’approprier psychiquement. Peut-être peut-on considérer cette organisation dynamique du mental comme convergente avec le mécanisme du refoulement au sens large, dans le sens où cette dynamique structurelle du refoulement permet un rapport supportable au monde.
La précision de l’organisation par copies d’efférence permet de présentifier le mouvement avant qu’il ne soit exécuté, et cette présentification acquiert le statut de représentation dans la mesure où le mouvement exécuté s’écarte du mouvement anticipé. Le fantôme est un cas spécial d’imagerie motrice qui émerge quand l’intention de mouvement rencontre une radicale absence d’exécution, du fait, par exemple, d’une amputation d’un membre. L’hypothèse est alors que le refoulement, au sens étroit, sur certains fragments phonémiques à haut potentiel d’activation affective, installe un blocage systématique de l’articulation de ces fragments, et ferait émerger de façon analogue aux membres fantômes, des fantômes moteurs, c’est-à-dire des fantômes phonémiques. Du fait de la structure ambiguë du langage, cette organisation est supportable car le fantôme phonémique peut s’imposer à la préoccupation mentale du sujet et néanmoins permettre le refoulement en investissant l’engagement pulsionnel dans les significations (souvent radicalement) différentes du fragment phonémique – ce qui expliquerait les « symptômes linguistiques » qu’on retrouve en clinique. Nous proposons donc que dans l’histoire du sujet certains fragments linguistiques particulièrement significatifs seront plus structurellement atténués et feront émerger des fantômes phonémiques. Ces fantômes, cherchant à s’exécuter, fonctionneraient comme des attracteurs de l’énergie psychique dans l’action du sujet; en d’autres termes, ils organiseraient la structure de l’inconscient.
University of Lyon2, France: PhD in Psychology, Clinical Psychopathology – summa cum laude (« très honorable avec félicitations du jury »)
Dissertation title: Des Fantômes dans la Voix. Une Hypothèse Neuropsychanalytique sur la Structure de l’Inconscient. (« Phantoms in the Voice. A Neuropsychoanalytic Hypothesis on the Structure of the Unconscious ») June 30, 2009; director: René Roussillon. (Jury: Alain Ferrant, University of Lyon 2; Yves Rossetti, University Lyon 1; Sylvain Missonnier, University Paris V; Howard Shevrin, University of Michigan; Gertrudis Van de Vijver, University of Ghent).
University of Lyon2, France: PhD in Psychology, Clinical Psychopathology – summa cum laude (« très honorable avec félicitations du jury ») Dissertation title: Des Fantômes dans la Voix. Une Hypothèse Neuropsychanalytique sur la Structure de l’Inconscient. (« Phantoms in the Voice. A Neuropsychoanalytic Hypothesis on the Structure of the Unconscious ») June 30, 2009; director: René Roussillon. (Jury: Alain Ferrant, University of Lyon 2; Yves Rossetti, University Lyon 1; Sylvain Missonnier, University Paris V; Howard Shevrin, University of Michigan; Gertrudis Van de Vijver, University of Ghent).
Les comptes rendus