DES FANTÔMES DANS LA VOIX
“Le matériel linguistique n’est pas traité de manière sémantique, mais traité comme un objet, dans sa forme phonémique indépendante de la sémantique. Les phonèmes acquièrent pour chaque individu une activation émotionnelle particulière. Les trajectoires sous-corticales affectives, avec traitement d’information rapide, se désambiguïsent (A. Bazan) au niveau néocortical en fonction des contextes, et des histoires singulières de l’individu.”
Les comptes rendus en Français
Dans cet ouvrage bref et dense, Ariane Bazan fait s’entrecroiser les premiers écrits de Freud -écrits dont on découvre combien ils sont méconnus-, les découvertes récentes de la neuropsychologie et sa propre clinique de psychanalyste. Elle démarre son enquête en reprenant plusieurs analyses sémantico-cliniques de Freud. Dans l’une d’elle, ce dernier associe l’angoisse qu’un patient éprouvait à la vue d’un coléoptère (Käfer) à la question « que faire ? ». Dans ce cas, ce n’est pas le sens mais bien le son du mot qui permet de retrouver le matériel anxiogène refoulé. Pour comprendre com-ment se déploient ces formes archaïques de signifiant linguistique, Bazan s’appuie en particulier sur l’ancien essai de Freud sur l’aphasie. Freud y articule représentations de chose -si on prend l’exemple d’une banane : sa couleur, sa forme, sa texture, son goût- et repré-sentations de mot, les sons (banan) et le mouvement articu-latoire nécessaire à produire ces sons.
Le langage humain possède aussi des qualités plus élaborées qui peuvent être illustrées par ce qui se passe en cas d’aphasie anomique : les patients qui souffrent de cette atteinte peuvent mentionner les caractéristiques d’un objet, mais ne sont plus capables de le nommer. Cette incapacité peut toucher des groupes d’objets (par exemple tous les noms de fruits), ce qui montre a contrario que le psychisme humain est capable d’opérer des regroupements en catégories lexicales. Ces catégo-ries permettent de labelliser les mots et leur donnent ainsi une inscription dans plusieurs champs lexicaux : une banane sera repérée comme un objet naturel, un fruit de dessert, un substantif, etc. L’association des signifiants entre eux permet de créer des con-nections catégorielles qui confèrent un nouveau sens au mot : les sons (banan) signifieront autre chose si le contexte sémantique est celui d’un repas ou celui du rock & roll et de la coiffure. Bazan montre ainsi que les travaux neuro-scientifiques (Damasio, Caramazza, Deacon) retrouvent ici l’intuition lacanienne selon laquelle c’est la position du signifiant dans la chaîne des signifiants qui lui impose son sens. Cette signi-fication lexicale transcende et réorganise celle qui avait été construite sur la seule base des associations sensorielles.
Si le langage a donc des dimensions phonologique et lexicale, il a également pour Bazan un aspect moteur. On sait que Rizzolatti a découvert l’existence de « neurones-miroirs », neurones qui déchargent aussi bien quand l’individu fait un mouvement que lorsqu’il voit ce même mouvement réalisé par un pair. Comme c’est en particulier dans l’aire de Broca que ces neurones sont actifs, Rizzolatti a fait l’hypothèse que le langage humain se serait développé à partir de la capacité à imiter les gestes des partenaires, en particulier les mouvements de la bouche.
Il y a plus de cent ans, Freud avait déjà développé cette hypothèse des neurones-miroir, en donnant un rôle central à l’imitation motrice, ce que Bazan résume ainsi : « un stimulus externe ne peut avoir de sens qu’à condition qu’il puisse être mis en correspondance avec un mou-vement prenant naissance dans son propre corps. » La formation de représentations motrices (Bewegungsbild) est donc centrale dans la conception freudienne du développement du langage, puisque c’est de la mise en relation des sons entendus et des actions productrices de ces mêmes sons que naît pour lui le premier organisateur linguistique.
Cette idée déborde la seule question du développement du langage. Les neuro-scientifiques ont développé dans ce sens le modèle des « copies d’efférence. » Ces dernières sont produites parallèlement à une commande motrice et prédisent la nature du mouvement. Ces copies d’effé-rence permettent donc de comparer le mouvement réel avec le mouvement prédit, et de le corriger si nécessaire. Etant prédit, le retour proprioceptif est atténué, ce dont une expérience courante est la preuve : l’impossibilité de se chatouiller soi-même montre en effet que la sensation éprouvée est dans ce cas prévisible ; la peau sait qu’elle va être touchée par la main, à tel endroit et avec telle force. On comprend que la mise en évidence de ces copies d’efférence permet de résoudre de façon originale un ancien problème : celui de la capacité à distinguer les stimuli internes et externes.
Lorsqu’une sensation peut être reliée à une annonce motrice, elle sera éprouvée comme moins intense et donc pourra être identifiée comme le fruit d’un mouvement propre. Bazan estime que cette idée impose un renversement épistémologique : « la représentation ne doit pas se concevoir en amont du mouvement, mais comme le résultat en aval de l’activation motrice. »
Cette conception permet de donner une nouvelle interpré-tation au fameux phénomène du « membre fantôme » – membre amputé qui procure néanmoins de fortes sensations, souvent douloureuses. La théorie tradi-tionnelle y voyait la trace de sensations résiduelles au niveau du moignon. L’idée des copies d’efférence permet de comprendre de façon bien plus satisfaisante que la commande motrice cérébrale du membre est toujours intacte, mais qu’il manque le retour proprioceptif sensoriel, ce qui met le système comparatif en souffrance.
De façon suggestive, Ariane Bazan transpose cette conception dans le domaine linguistique, pour montrer que le refoulement de séquences phonémiques peut être compris comme le refoulement de séquences articulatoires et motrices. Ces dernières continuent à faire pression en mobilisant des copies d’efférence productrices de signifiants « fantômes. » Coupés de leur réseau sémantique, ces signifiants interfèrent avec la production langagière en tentant d’y faire retour.
J. Strachey avait souligné que la fameuse Esquisse d’une psychologie scientifique de Freud contenait « le noyau d’une grande partie de ses théories ultérieures. » Ne parvenant pas à faire aboutir cette réflexion, Freud avait cependant renoncé à la publier. C’est donc le modèle développé peu après, basé sur le fonctionnement du rêve, qu’il a proposé comme compréhension d’ensemble du psychisme. Or, ce modèle -même s’il reprend une bonne partie des intuitions de l’Esquisse- est basé sur l’idée d’une suspension du système moteur et n’intègre donc que très partiellement la dimension si fructueuse des images motrices développée dans l’Esquisse et l’essai sur l’aphasie. C’est cette perte que le livre de Bazan vient réparer en montrant de façon convaincante et créative comment ces images motrices opèrent dans l’ensemble du fonctionnement psychique.
Comme plusieurs « neuro-psychanalystes », elle paraît trop loyale à l’Esquisse sur un point, qui consiste à lier le moi à la conscience et aux processus inhibiteurs produits par le cortex frontal. Freud a montré que les processus de régulation du moi opèrent en bonne part de façon inconsciente, jusque dans le rêve dans lequel le relâchement de la censure inhibitrice permet à des processus de liaison réflexive de se mettre en place. Par analogie, dans la mesure où les processus archaïques inconscients -phono-logiques et moteurs- décrits par Bazan peuvent avoir une fonction régulatrice, on peut se demander dans quelle mesure elle ne devrait pas les attribuer à l’action du moi lui-même.
A la lecture de cet ouvrage, on a le sentiment qu’Ariane Bazan a découvert un filon que, selon la formule d’Ellenberger, une vie suffira à peine à explorer. Elle démontre que la rigueur de pensée n’implique pas de céder à la spécialisation disséquante et que, loin d’affadir la réflexion, la volonté psychanalytique de comprendre comment le sujet construit son intégration peut constituer un aiguillon de la pensée.
- 2007, cité par Pierre-Henri Castel
- 2009, critiqué par Dirlandaise, le 25 juin 2009 (Québec)
La note:
Quand nos fantômes se manifestent…
Livre d’une complexité certaine mais combien enrichissant et passionnant. Ariane Bazan est psychanalyste et détient un doctorat en biologie. Elle traite dans cet ouvrage de la façon dont l’inconscient se manifeste au niveau du langage que ce soit dans les lapsus et ce genre de symptômes. Attention, ce n’est pas un ouvrage de vulgarisation. Il faut avoir lu sur la psychanalyse avant afin de bien assimiler tout le contenu du propos. Mais quelle lecture fascinante ! J’y ai appris plein de choses sur la structure de l’inconscient et sur la façon dont notre cerveau décode, analyse et traite les différents stimuli visuels et surtout linguistiques.
Le cerveau est un outil d’une merveilleuse complexité. L’être humain bénéficie du cortex préfrontal contrairement aux animaux qui ne le possèdent pas. Par le fait, l’humain peut décoder un langage beaucoup plus évolué, rempli de symboles, de métaphores et a une capacité de désambiguïsation de la chaîne linguistique qui frappe ses oreilles tout à fait étonnante. Ce sont des activités que nous accomplissons tous les jours et dont nous ne sommes pas conscients mais en prendre conscience en lisant ce livre donne une image tout à fait nouvelle et fascinante du langage et de la façon dont l’humain arrive à le comprendre et l’interpréter d’une façon satisfaisante.
L’auteure commence par expliquer la différence entre l’affect et le signifiant. Elle poursuit en décrivant les différents matériaux de l’appareil psychique et là intervient sa formation de biologiste. Suit un chapitre sur la structure symbolique du langage et un autre sur la dynamique de la désambiguïsation. Elle explique ensuite ce que sont les processus primaire et secondaire dans le traitement du langage. En gros, le processus primaire identifie l’objet et le processus secondaire situe l’objet dans son contexte spatial. Le processus primaire est aussi fortement inhibé par le processus secondaire ou « moi Freudien ». Enfin, le but de tout ce beau discours est de tenter d’expliquer pourquoi, dans le langage courant, nous émettons des sons ou des mots tout à fait étrangers à notre discours habituel. Ce sont les fantômes dont traite cet ouvrage, ces manifestations subites de l’inconscient qui nous laissent entrevoir une partie de nous-même et de notre passé enfouis au plus profond de notre structure mentale. Ces manifestations échappent donc à l’inhibition dont elles sont habituellement l’objet et remontent à la surface pour se manifester en différents symptômes. Mais avant que cela s’accomplisse, un processus extrêmement complexe s’est mis en branle et c’est ce qu’Ariane Bazan explique en détail dans ce livre qui intéressa certainement tous ceux qui se passionnent le moindrement pour la psychanalyse et la linguistique. En fait, comme l’écrit Bazan, le livre est à situer dans le domaine de la neuropsychanalyse, une science relativement nouvelle.
Quoique fascinante, c’est une lecture ardue, difficile et j’ai dû souvent relire des chapitres entiers car je n’avais pas bien saisi tout le propos. Ce n’est pas un livre qui se lit mais qui s’étudie plutôt. Mais l’effort en vaut la peine car j’y ai fait d’étonnantes découvertes.
« Nous portons dans nos voix des fantômes que nous transportons, le plus souvent à notre insu, de génération en génération et qui nous parlent de notre histoire, de notre descendance et de notre identité. La plupart du temps ces fantômes agissent sous couvert. Ils refont surface dans nos rêves, nos lapsus, nos anxiétés et dans nos symptômes. »
- février 2009, débattu au Théâtre Poème, voir Le Mensuel littéraire et poétique n°363
La psychanalyse et ses méthodes cliniques ont fréquemment eu, en particulier pour les sciences positives, une dimension mystique, voire mystificatrice. En particulier les jeux de mots auxquels s’adonnent facilement les cliniciens lacaniens semblent tenir de l’absurde. Freud, ayant fait état d’un cas clinique dans une lettre à son ami Fliess, ne fut-il pas le premier à s’écrier « C’est fou ! » quand il découvrit que la phobie de son patient se rapportait au nom et non à la chose de l’objet phobique.
Dans son livre Des fantômes dans la voix, Ariane Bazan, docteur en biologie, psychanalyste et professeur de psychologie à l’Université Libre de Bruxelles, pose que l’organisation du psychisme par le signifiant suit un raisonnement rationnel découlant logiquement de l’organisation du cerveau.
Propose-t-elle pour autant une « neuro-psychanalyse » au secours d’une psychanalyse en manque de crédit scientifique ?
Partant du constat que nous portons dans nos voix des fantômes que nous transportons, le plus souvent à notre insu, de génération en génération et qui nous parlent de notre histoire, de notre descendance et de notre identité, Ariane Bazan cherche les chemins que se fraient ces fantômes, qui, la plupart du temps, agissent sous couvert et refont surface dans nos rêves, nos lapsus, nos anxiétés et dans nos symptômes. La psychopathologie, c’est la pathologie du fantôme, du signifiant indicible mais néanmoins transmis. Tel un bras fantôme ou une jambe fantôme, ce signifiant bien qu’absent est investi. Il est investi d’une pulsion ou d’une intention mais, pareil au membre fantôme, son action véritable, c’est-à-dire son articulation, est bloquée. Or, ce qui n’est pas possible pour un bras ou une jambe, le devient pour une séquence phonologique : on peut refaire le même mouvement exactement – c’est-à-dire refaire point par point une même articulation – tout en changeant radicalement la signification de cette articulation. C’est la structure intrinsèquement ambiguë du langage qui permet la survie et donc la transmission du fantôme phonémique, alors que les fantômes des membres finissent par s’éteindre. C’est elle qui donne lieu à l’inconscient et à son action par-delà l’entendement conscient qu’on peut en avoir. Ce sont ces propositions-là sur la structure linguistique de l’inconscient qui font l’objet de l’essai d’Ariane Bazan et de la table ronde de ce soir.
- 14.11.2010, commenté sur FaceBook par Olivier Douville
- 2011, critiqué par Gertrudis Van de Vijver dans la revue Intellectica
- 29.05.2012, Radio Campus, ULB, « Histoire de savoir/Sciences exactes : sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme, oui mais conscience sans science n’est que vilain gros mot», entrevue radiophonique avec Alexandre Wajnberg « Des fantômes dans la voix »).
• DES FANTÔMES DANS LA VOIX avec: Ariane BAZAN, Dr en biologie, en psychologie et psychanalyste.
• diffusions: mardi 29 mai de 18h15 à 19h & mercredi 30 mai de 09h à 09h45.
Le sens et la jouissance, ces deux notions très psychanalytiques, Ariane BAZAN les explore à l’intersection des sciences psychologiques et des neuro-sciences. Il s’agit de trouver une « matérialité » à des concepts constitutifs de certains modèles freudiens et lacaniens du psychisme humain. Autrement dit, de donner un ancrage scientifique « dur » —avec des « objets » observables et des phénomènes mesurables et reproductibles — aux concepts psychanalytiques classiques (de plus en plus critiqués voire dénigrés de nos jours). D’abord le sens. Les mots ne portent pas que du sens. Ils charrient des images, des occurrences, des liens contextuels porteurs d’autres sens cachés où peuvent se révéler des éléments de l’Inconscient. Ils portent aussi, et c’est l’originalité des recherches de notre invitée, une physicalité : les actions musculaires nécessaires à leur vocalisation, la mobilisation d’articulations du corps (mâchoires etc), et tout ce qui concourt à l’émission du son vocalique et à sa perception. Nous sommes ici exactement à la frontière « de l’âme et du corps », du psy et du bio. Frontière qui pourra être explorée et traversée grâce aux outils des neuro-sciences et des sciences cognitives. Ensuite la jouissance (au sens psychanalytique). Les cris et pleurs du bébé qui a soif ont trois effets : ils ramènent l’équilibre physiologique, une paix intérieure ; ils mobilisent l’attention « constituante » de la mère; et ils donnent, après-coup, une effectivité, un « sens », à ses cris. Ainsi, le bébé apprend et donne un sens —il associe une efficacité — à ses actions (qui étaient au départ non dirigées vers un but) *lorsqu’elles sont adéquates à la situation* c’est-à-dire en accord avec la relation qui s’établit avec sa mère (dont il dépend entièrement pour sa survie). Il en va de même lorsque la relation est faussée (chaque mère a ses idiosyncrasies), ce qui fonde les problématiques ultérieures. Plus tard, devenu grand, il peut rester attaché à de telles actions/attitudes en raison du plaisir qui leur était associé dans la prime enfance, même si présentement elles ne sont plus adéquates à sa situation. C’est ainsi qu’on voit se maintenir et se poursuivre des comportements manifestement inadaptés, causant une souffrance existentielle (puisqu’ils sont inadaptés), mais poursuivis puisque s’y attache un plaisir ancien, enfoui… C’est cela la «jouissance » (au sens psy), un plaisir attaché à des comportements pas toujours adéquats. La personne pourra s’en libérer lors de la psychanalyse ou par d’autres chemins d’évolution personnelle. La jouissance sexuelle, dans l’intimité où tout est possible, dans ce lieu de toutes les transgressions permises, actualise cet attachement à un plaisir ancien, mais sans risques, ce qui permet à la personne de se libérer et de se « détendre » en son présent…
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septembre 2013, critiqué par Xavier Saint-Martin
Disons-le d’emblée : l’ouvrage d’Ariane Bazan se situe à l’interface des neurosciences et de la psychanalyse. Il s’inscrit dans un mouvement rendu nécessaire par les avancées des neurosciences depuis quelques décennies, avancées qui autorisent une relecture des travaux de Freud. Dans ce domaine, de multiples publications ont vu et voient le jour, et il importe de préciser que l’ouvrage n’a ni pour but, ni pour résultat, d’élire l’un des domaines pour mieux rejeter l’autre, fût-ce avec courtoisie. En ce sens, il se distingue radicalement d’une part importante de la littérature habituelle relevant de ce domaine interdisciplinaire.
A cela s’ajoute que l’auteure s’appuie sur les travaux de jacques Lacan. Elle nous offre donc l’hypothèse que la structure ambiguë du langage autorise la survivance transgénérationnelle de « fantômes phonémiques », dont l’action déborde l’inconscient au point d’être visible dans les productions langagières de tout un chacun.
Ceci posé, reste la méthode. Elle est clinique et expérimentale – comme celle de Freud –, mise ici au service d’une reconsidération éventuelle de la métapsychologie freudienne, sans pour autant porter atteinte à la thèse selon laquelle le psychique n’est pas réductible au neuronal. La question est d’importance : il ne s’agit pas de chercher le substrat neurologique d’une métapsychologie adoptée d’emblée, il ne s’agit pas non plus de vouloir justifier la métapsychologie par la neurobiologie.
Tel est le tour de force, qui mérite d’être suivi pas à pas. L’auteure confronte de façon éclairante de nombreuses expérimentations neurolinguistiques récentes à quelques exemples cliniques du rôle phonologique de certains mots dans divers processus inconscients, tous chargés d’affect. De tels exemples cliniques ont été rapportés par Freud, et l’auteure en a elle-même constatés dans sa pratique clinique.
Par exemple, il existerait deux voies neurologiques de traitement du stimulus langagier : l’une limbique, l’autre corticale. Au cours du développement de l’enfant, le traitement limbique précède le traitement cortical, alors que l’enfant baigne dans les signifiants véhiculés par ses proches. C’est ainsi que la phonologie, lexicalement ambiguë, de certains mots pourrait acquérir une charge émotionnelle qui échappe au traitement cortical, lexicalement non ambigu, que l’adulte fera du langage.
Autre exemple : il est attesté, neurologiquement aussi bien que psychologiquement, que la compréhension du langage fait appel au système moteur : on ne comprend que ce qu’on saurait reproduire par la motricité, fût-elle seulement phonatoire. Sachant, après Freud, que tout affect mobilise le corps (particulièrement végétatif), il est tentant de supposer un lien, via le corps, entre l’effet émotionnel du phonème et son effet cognitif. Il y aura alors un « faux nouage » entre d’une part l’affect véhiculé par le phonème, et d’autre part le vécu conscient dû à la prise de sens du fragment linguistique qu’offre le contexte.
Ariane Bazan est non seulement très informée, tout autant dans les travaux récents de neurologie et de neurolinguistique que dans les travaux de Freud et de Lacan, mais elle mène elle-même des expérimentations neurolinguistiques et des observations de psychopathologie clinique en rapport avec le double aspect du langage : primaire ou secondaire. Ce double aspect est en effet étayé tout autant par la psychanalyse que par la neurologie, et il est d’importance pour sa thèse : son ouvrage couvre alors un spectre conceptuel fait de polarités, telles « voie ventrale » et « voie dorsale » (au sens neurologique), « primaire » ou « secondaire » (au sens psychanalytique), « reconnaissance d’objet » ou « spatialité », le second terme de chacune de ces polarités ayant pour fonction d’inhiber le premier.
Mais cela n’empêche pas le premier de s’exprimer, par des voies détournées, comme une pulsion non satisfaite. C’est là que, après transposition dans le domaine du langage, l’auteure conclut sa thèse du rôle des fantômes phonémiques sur la structure de l’inconscient.
Une remarque, cependant. En quelques endroits, particulièrement ceux illustrant une intimité de pensée entre la psychodynamique freudienne et la neurologie, on trouve des hypothèses de type computationnel, aboutissant à la construction de modèles cérébraux d’objets ou de représentations abstraites de l’espace, qui permettraient la comparaison avec la situation vécue. J’avoue avoir été un peu gêné par une telle vision. Bien que ce qui est observable dans la motricité ou la perception humaine pourrait en effet être réalisé par comparaison à des modèles intérieurs d’objets ou par des calculs de coordonnées, je n’ai pas vu d’élément expérimental ni clinique convaincant permettant d’affirmer que tel est bien le cas. A invoquer de tels mécanismes, on prend peut-être le risque de tomber dans la même impasse que l’approche cognitivo-symbolique, qui aboutissait fatalement à des notions de « cases mémoire », indexées et adressées selon le besoin. Au contraire, on pourrait tenir que les propriétés et la structure de l’espace sont bien disponibles à la cognition, mais qu’elles sont incarnées de manière strictement fonctionnelle. En somme, on retrouverait à chaque action et à chaque perception ce qu’on peut en faire par son corps, et cela n’impliquerait ni comparaison, ni calcul de coordonnées. Il pourrait s’agir seulement de réinvestissement pertinent de frayages créés par strict apprentissage.
Autrement dit, l’auteure semble implicitement privilégier l’approche topique à l’approche fonctionnelle. Cette question pourrait mériter un complément argumentaire, éventuellement basé sur des expérimentations neurocognitives, ou, à défaut, susciter quelques expérimentations permettant de la trancher.
Pour autant, il ne s’agit là que de détails, qui ne peuvent pas faire injure au développement méthodique, ordonné et argumenté du propos, développant avec précision et rigueur la thèse que l’auteure soutient à travers tout l’ouvrage, thèse qui ne fait aucunement outrage à la pensée psychanalytique. Au passage, de nombreux lecteurs tireront grand profit des clarifications offertes aux concepts freudiens (tels que la distinction des processus primaire et secondaire) et lacaniens (tels que le statut du concept de signifiant).